Des Lois- Über die Gesetze (Originaltext)

Wir geben hier den Artikel Des lois – Über die Gesetze aus der ersten Ausgabe des Philosophischen Wörterbuchs von 1764 in französischer Sprache wieder.


Du temps de Vespasien et de Tite, pendant que les Romains éventraient les Juifs, un Israélite fort riche, qui ne voulait point être éventré, s’enfuit avec tout l’or qu’il avait gagné à son métier d’usurier, et emmena vers Éziongaber toute sa famille, qui consistait en sa vieille femme, un fils et une fille; il avait dans son train deux eunuques, dont l’un servait de cuisinier, l’autre était laboureur et vigneron. Un bon essénien, qui savait par coeur le Pentateuque, lui servait d’aumônier: tout cela s’embarqua dans le port d’Éziongaber, traversa la mer qu’on nomme Rouge, et qui ne l’est point, et entra dans le golfe Persique, pour aller chercher la terre d’Ophir, sans savoir où elle était. Vous croyez bien qu’il survint une horrible tempête, qui poussa la famille hébraïque vers les côtes des Indes; le vaisseau fit naufrage à une des îles Maldives, nommée aujourd’hui Padrabranca, laquelle était alors déserte.

Le vieux richard et la vieille se noyèrent; le fils, la fille, les deux eunuques et l’aumônier se sauvèrent; on tira comme on put quelques provisions du vaisseau, on bâtit de petites cabanes dans l’île, et on y vécut assez commodément. Vous savez que l’ile de Padrabranca est à cinq degrés de la ligne, et qu’on y trouve les plus gros cocos et les meilleurs ananas du monde; il était fort doux d’y vivre dans le temps qu’on égorgeait ailleurs le reste de la nation chérie: mais l’essénien pleurait en considérant que peut-être il ne restait plus qu’eux de Juifs sur la terre, et que la semence d’Abraham allait finir.

Il ne tient qu’à vous de la susciter, dit le jeune Juif; épousez ma soeur. — Je le voudrais bien, dit l’aumônier, mais la loi s’y oppose. Je suis essénien; j’ai fait voeu de ne me jamais marier: la loi porte qu’on doit accomplir son voeu; la race juive finira si elle veut, mais certainement je n’épouserai point votre soeur, toute jolie qu’elle est.

Mes deux eunuques ne peuvent pas lui faire d’enfants, reprit le Juif: je lui en ferai donc, s’il vous plaît, et ce sera vous qui bénirez le mariage.

J’aimerais mieux cent fois être éventré par les soldats romains, dit l’aumônier, que de servir à vous faire commettre un inceste: si c’était votre soeur de père, encore passe, la loi le permet; mais elle est votre soeur de mère, cela est abominalbe.

Je conçois bien, répondit le jeune homme, que ce serait un crime à Jérusalem, où je trouverais d’autres filles; mais dans l’île de Padrabranca, où je ne vois que des cocos, des ananas et des huîtres, je crois que la chose est très permise. Le Juif épousa donc sa soeur, et en eut une fille, malgré les protestations de l’essénien: ce fut l’unique fruit d’un mariage que l’un croyait très légitime, et l’autre abominable.

Au bout de quatorze ans, la mère mourut; le père dit à l’aumônier: Vous êtes-vous enfin défait de vos anciens préjugés? Voulez-vous épouser ma fille? — Dieu m’en préserve! Dit l’éssénien. — Oh bien! Je l’épouserai donc, moi, dit le père: il en sera ce qui pourra; mais je ne veux pas que la semence d’Abraham soit réduite à rien. L’essénien, épouvanté de cet horrible propos, ne voulut plus demeurer avec un homme qui manquait à la loi, et s’enfuit. Le nouveau marié avait beau lui crier: Demeurez, mon ami; j’observe la loi naturelle, je sers la patrie, n’abandonnez pas vos amis! L’autre le laissait crier, ayant toujours la loi dans la tête, et s’enfuit à la nage dans l’île voisine.

C’était la grand île d’Attole, très peuplée et très civilisée; dès qu’il aborda, on le fit esclave. Il apprit à balbutier la langue d’Attole; il se plaignit très amèrement le la façon inhospitalière dont on l’avait reçu; on lui dit que c’était la loi, et que depuis que l’île avait été sur le point d’être surprise par les habitants de celle d’Ada, on avait sagement réglé que tous les étrangers qui aborderaient dans Attole seraient mis en servitude. Ce ne peut être une loi, dit l’essénien, car elle n’est pas dans le Pentateuque; on lui répondit qu’elle était dans le Digeste du pays, et il demeura esclave: il avait heuresement un très bon maître fort riche, qui le traita bien, et auquel il s’attacha beaucoup.

Des assassins vinrent un jour pour tuer le maître et voler ses trésors; ils demandèrent aus esclaves s’il était à la maison, et s’il avait beaucoup d’argent. Nous vous jurons, dirent les esclaves, qu’il n’a point d’argent, et qu’il n’est point à la maison; mais l’essénien dit: La loi ne permet point de mentir; je vous jure qu’il est à la maison, et qu’il a beaucoup d’argent: ainsi le maître fut volé et tué. Les esclaves accusèrent l’essénien devant les juges d’avoir trahi son patron; l’essénien dit qu’il ne voulait mentir et qu’il ne mentirait pour rien au monde; et il fut pendu.

On me contait cette histoire et bien d’autres semblables dans le dernier voyage que je fis des Indes en France. Quand je fus arrivé, j’allai à Versailles pour quelques affaires: je vis passer une belle femme suivie de plusieurs belles femmes. Quelle est cette belle femme? dis-je à mon avocat en parlement, qui était venu avec moi; car j’avais un procès en parlement à Paris, pour mes habits qu’on m’avait faits aux Indes, et je voulais toujours avoir mon avocat à mes côtés. C’est la fille du roi, dit-il; elle est charmante et bienfaisante; c’est bien dommage que, dans aucun cas, elle ne puisse jamais être reine de France. — Quoi! lui dis-je, si on avait le malheur de perdre tous ses parents et les princes du sang (ce qu’à Dieu ne plaise!), elle ne pourrait hériter du royaume de son père? — Non, dit l’avocat, la loi salique s’y oppose formellement. — Et qui a fait cette loi salique? Dis-je à l’avocat. — Je n’en sais rien, dit-il; mais on prétend que chez un ancien peuple nommé les Saliens, qui ne savaient ni lire ni écrire, il y avait une loi écrite qui disait qu’en terre salique fille n’héritait pas d’un alleu; et cette loi a été adoptée en terre non salique. — Et moi, lui dis-je, je la casse; vous m’avez assuré que cette princesse est charmante et bienfaisante; donc elle aurait un droit incontestable à la couronne, si le malheur arrivait qu’il ne restât qu’elle du sang royal: ma mère a hérité de son père, et je veux que cette princesse hérite du sien.

Le lendemain mon procès fut jugé en une chambre du parlement, et je perdis tout d’une voix; mon avocat me dit que je l’aurais gagné tout d’une voix en une autre chambre. Voilà qui est bien comique, lui dis-je: ainsi donc chaque chambre, chaque loi. —Oui, dit-il, il y a vingt-cinq commentaires sur la coutume de Paris; c’est-à-dire, on a prouvé vingt-cinq fois que la coutume de Paris est équivoque; et s’il y avait vingt-cinq chambres de juges, il y aurait vingt-cinq jurisprudences différentes. Nous avons, continua-t-il, à quinze lieues de Paris, une province nommé Normandie, où vous auriez été tout autrement jugé qu’ici. Cela me donna envie de voir la Normandie. J’y allai avec un de mes frères: nous rencontrâmes à la primière auberge un jeune homme qui se désespérait; je lui demandai quelle était sa disgrâce, il me répondit que c’était d’avoir un frère aîné. Où est donc le grand malheur d’avoir un frère? Lui dis-je; mon frère est mon aîné, et nous vivons très bien ensemble. — Hélas! Monsieur, me dit-il, la loi donne tout ici aux aînés et ne laisse rien aux cadets. — Vous avez raison, lui dis-je, d’être fâché; chez nous on partage également; et quelquefois les frères ne s’en aiment pas mieux.

Ces petites aventures me firent faire de belles et profondes réflexions sur les lois, et je vis qu’il en est d’elles comme de nos vêtements; il m’a fallu porter un doliman à Constantinople, et un justaucorps à Paris.

Si toutes les lois humaines sont le convention, disait-je, il n’è a qu’à bien faire ses marchés. Les bourgeois de Delhi et d’Agra disent qu’ils ont fait un très mauvais marché avec Tamerlan: les bourgeois de Londres se félicitent d’avoir fait un très bon marché avec le roi Guillaume d’Orange. Un citoyen de Londres me disait un jour: C’est la nécessité qui fait les lois, et la force les fait observer. Je lui demandai si la force ne faisait pas aussi quelquefois des lois, et si Guillaume le bâtard et le conquérant ne leur avait pas donné des ordres sans faire de marché avec eux. Oui, dit-il, nous étions des boeufs alors; Guillaume nous mit un joug, et nous fit marcher à coups d’aiguillon; nous avons depuis été changés en hommes, mais les cornes nous sont restées, et nous en frappons quiconque veut nous faire labourer pour lui et non pas pour nous.

Plein de toutes ces réflexions, je me complaisais à penser qu’il y a une loi naturelle indépendante de toutes les conventions humaines: le fruit de mon travail doit être à moi; je dois honorer mon père et ma mère; je n’ai nul droit sur la vie de mon prochain, et mon prochain n’en a point sur la mienne, etc. Mais quand je songeai que, depuis Chodorlahomor, jusqu’à Mentzel(41), colonel des housards, chacun tue loyalement et pille son prochain avec une patente dans sa poche, je fus très affligé.

On me dit que parmi les voleurs il y avait des lois, et qu’il y en avait aussi à la guerre. Je demandai ce que c’était que ces lois de la guerre. C’est, me dit-on, de pendre un brave officier qui aura tenu dans un mauvais poste sans canon contre une armée royale; c’est de faire pendre un prisonnier, si on a pendu un des vôtres; c’est de mettre à feu et à sang les villages qui n’auront pas apporté toute leur subsistance au jour marqué, selon les ordres du gracieux souverain du voisinage. — Bon, dis-je, voilà l’Esprit des lois.

Après avoir été bien instruit, je découvris qu’il y a de sages lois par lesquelles un berger est condamné à neuf ans de galère pour avoir donné un peu de sel étranger à ses moutons. Mon voisin a été ruiné par un procès pour deux chênes qui lui appartenaient, qu’il avait fait couper dans son bois, parce qu’il n’avait pu observer une formalité qu’il n’avait pu connaître: sa femme est morte dans la misère, et son fils traîne une vie plus malheureuse. J’avoue que ces lois sont justes, quoique leur exécution soit un peu dure; mais je sais mauvais gré aux lois qui autorisent cent mille hommes à aller loyalement égorger cent mille voisins. Il m’a paru que la plupart des hommes ont reçu de la nature assez de sens commun pour faire des lois, mais que tout le monde n’a pas assez de justice pour faire de bonnes lois.

Assemblez d’un bout de la terre à l’autre les simples et tranquilles agriculteurs; ils conviendront tous aisément qu’il doit être permis de vendre à ses voisins l’excédant de son blé, et que la loi contraire est inhumaine et absurde; que les monnaies représentatives des denrées ne doivent pas être plus altérées que les fruits de la terre; qu’un père de famille doit être le maître chez soi; que la religion doit rassembler les hommes pour les unir, et non pour en faire des fanatiques et des persécuteurs; que ceux qui travaillent ne doivent pas se priver du fruit de leurs travaux pour en doter la superstition et l’oisiveté: ils feront en une heure trente lois de cette espèce, toutes utiles au genre humain.

Mais que Tamerlan arrive et subjugue l’Inde, alors vous ne verrez plus que des lois arbitraires. L’une accablera une province pour enrichir un publicain de Tamerlan; l’autre fera un crime de lèse-majesté d’avoir mal parlé de la maîtresse du premier valet de chambre d’un raïa; une troisième ravira la moitié de la récolte de l’agriculteur, et lui contestera le reste; il y aura enfin des lois par lesquelles un appariteur tartare viendra saisir vos enfants au berceau, fera du plus rubuste un soldat, et du plus faible un eunuque, et laissera le père et la mère sans secours et sans consolation.

Or lequel vaut le mieux d’être le chien de Tamerlan ou son sujet? Il est clair que la condition de son chien est fort supérieure